Il y a masques et masques...

Dates annulées, jeux et répétions masquées en raison de la crise sanitaire. Arrêtons-nous un instant sur la façon dont les artistes de Quidam Théâtre ont vécu cette période depuis mars 2020 et la vivent encore en mars 2021
Cette situation est des plus difficiles à vivre par les incertitudes qu’elle engendre, les ajustements qu’elle oblige, calendrier et organisation des répétitions, échéance qui s’éloigne au fur et à mesure... Quelles conséquences, quels impacts sur notre compagnie ? Bien sûr il y a les questions financières qui ont été adoucies grâce notamment aux aides obtenues. Mais la façon dont cela a été vécu par les comédiennes de la troupe mérite aussi l’attention. C’est ce qu’a voulu faire Loïc Choneau, auteur metteur en scène, en appliquant la méthode "Recueil de paroles" chère à la compagnie à ses propres membres. Cette fois-ci il ne s’agira pas d’en faire une conférence décalée mais de participer à la réflexion dans le cadre d’un appel à contributions de l’association "Psychologie & Vieillissement". En voici un extrait où il s’est attaché au terme symbole de cette crise sanitaire : le masque.
"Masques : celui en tissu synthétique que chacun de nous porte, supporte, au quotidien, pour se protéger du virus, et, sur un autre registre, celui que revêt le comédien sur scène lorsqu’il met en œuvre le processus de construction de son personnage. Les comédiens qui ne peuvent plus, aujourd’hui, se masquer sur scène, se montrer, ont alors, sans aucun doute, beaucoup à nous dire, à nous qui devons porter un autre masque, nous dissimuler. Avec cette question : ces deux masques sont-ils compatibles ?
L’être humain se caractérise par sa capacité à se masquer, c'est-à-dire à se construire socialement tout au long de son existence. Il devient une personne par ses rencontres avec les autres, rencontres faites de règles, de conventions, de signes, d’éléments de sociabilité. Chacun de nous entre ainsi en relation avec les autres, masqué. A noter qu’à Rome, durant l’antiquité, "personna" se définissait comme « le masque de théâtre de l’acteur".
Nous mettons en œuvre cette capacité à nous masquer sur la scène sociale sans nous en apercevoir, car elle fait intrinsèquement partie de nous, elle nous fonde. Ainsi, tout au long de notre journée, nous portons de façon implicite tel ou tel masque, où selon les situations, nous pouvons être tour à tour, femme ou mari de, collègue de travail, ami, client dans un magasin, patient chez notre médecin...
L’acteur de théâtre, quant à lui, est celui qui nous montre de manière explicite cette aptitude puisque, justement, son travail consiste à se masquer devant nous, en direct. Nous, public, savons que c’est à ce geste, à cette performance scénique, que nous venons assister. Nous suivons le comédien dans ses manières de se masquer, réussites, difficultés, incertitudes et certitudes, fantaisies... Dès lors, c’est bien l’acteur qui nous dévoile ce processus qui nous caractérise : mettre un masque social. L’empêchement depuis plusieurs mois de spectacles nous prive de cette expérience et c’est une réelle frustration : personne ne nous dévoile plus, explicitement, comment nous fonctionnons !
Ne plus avoir l’occasion de se masquer.
Les occasions de se masquer dont sont privés les comédiens, alors que précisément leur métier consiste à se masquer, ont pour eux d’importantes répercussions, financières bien entendu, mais aussi sur leur personnalité intime. L’impression d’inutilité vient en premier car ce pour quoi ils se sentaient utiles à la société, jouer sur une scène, leur est interdit. Une vraie souffrance malgré le soutien de nombreuses personnes qui réclament la réouverture des théâtres, qui affirment que sans ces derniers quelque chose manque à leurs vies, témoignant ainsi de leur utilité. Notons que ce sentiment d’inutilité est exacerbé par ce qui constitue le fait théâtral : le comédien construit au moment même de sa prestation un objet, son personnage, qui disparait au fur et à mesure de sa création, un objet avant tout éphémère. Le spectateur ne peut que l’emporter dans sa mémoire ou dans son oubli. Quelle utilité donne-t-on à quelque chose d’éphémère ?
Ne plus jouer, ne plus fouler les planches d’une scène, a sans aucun doute des résonnances sur ce que les acteurs pensent d’eux-mêmes, sur l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Question essentielle : "Si je ne suis pas essentiel, je suis quoi ?". Avec, en arrière plan, les doutes possibles sur les choix professionnels qui ont été faits ou encore sur ses compétences d’acteur. Où l’enfermement dans l’inactivité peut aussi renvoyer au sentiment d’illégitimité.
Trois autres éléments sont à retenir lorsque le comédien n’a plus l’occasion de se masquer : le premier est cette autre inquiétude qui concerne son savoir-faire. Propos d’une comédienne de Quidam-théâtre : "Et si je ne joue plus, si je ne fais plus régulièrement cet exercice de me masquer, de jouer un personnage, je vais peut-être perdre cette faculté !... Je vais perdre cette compétence, j’ai besoin de m’entrainer moi !... Je suis comme un sportif, il ne peut stopper comme ça son activité sans conséquences, il perd de sa musculation... Et bien, moi, c’est pareil, je vais perdre des automatismes, mon savoir-faire !".
Ne plus pouvoir fouler les planches d’une scène impacte également sa personnalité même : une autre comédienne de la compagnie : "Ne pas jouer : c’est une énergie que l’on ne dépense pas, alors que jouer est une addiction. Ce que je ressens sur scène je ne peux pas le ressentir dans la réalité, c’est une énergie différente, et si je ne joue pas comme en ce moment je suis privée de cela. Dès lors, c’est comme si j’avais trop d’énergie impossible à utiliser, dont je ne pouvais pas me servir, il serait déplacé de l’utiliser dans ma vie de tous les jours !... Je suis remplie de cette énergie dont je ne sais pas quoi faire !".
Un dernier point : pour le comédien et pour nous, le public, ce fait d’être privé de l’expérience théâtrale nous cantonne dans l’univers de la vie quotidienne. Nous sommes tous réduits à la seule réalité. Nous ne pouvons plus nous projeter dans d’autres dramaturgies, surprenantes, inquiétantes ou joyeuses... qui éclairent autrement notre vie de tous les jours.
Ces trois éléments dévoilent combien cette fermeture des théâtres est des plus pénibles pour les comédiens, et aussi pour le public. Mais elle a aussi des retentissements très importants sur la société en général, sur comme on dit communément aujourd’hui "le vivre ensemble".
Par ailleurs, participer ensemble à un moment théâtral permet au comédien et à nous, public, de dépasser, de transcender, notre simple condition humaine, les caractéristiques, les évènements majeurs de nos existences, en inventant en concordance la forme même de cette rencontre.... /...
Février 2021. Loïc Choneau, metteur en scène.
Témoignages de Rachel Jouvet, Chantal Kernéïs et Hélène Biard, comédiennes. Extrait d’un article qui sera bientôt disponible dans une publication de l’association "Psychologie & Vieillissement"
* Photo prise le 2 avril 2021 lors de la Conférence décalée "le bon choix" Amphi du Lycée St Joseph Ancenis. - Crédits photos : Service communication Lycée St Joseph Ancenis.
- Vues: 1634